Cet article, rédigé par Charles Genoud, à été publié par le magazine regardboudhiste en avril 2018.

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À l’heure actuelle, le monde paraît profondément déchiré entre un matérialisme effréné et un fonda-mentalisme religieux de plus en plus agressif.Après le protestantisme et l’islam, c’est maintenant l’hindouisme qui voit certains de ses adeptes dériver vers un sectarisme into- lérant. En ce XXIe siècle, l’humanité semble fortement désorientée.

Que peut faire le bouddhisme dans ce contexte préoccupant ? Œuvrer de manière désintéressée pour le bien d’autrui et pour la préservation de la planète vient naturellement à l’esprit. Bien que les textes invitant à développer la bienveillance et la compassion, comme le Metta soûtra, permettent d’atteindre des niveaux de méditation incomparables, ils ne débouchent pas toujours sur des actions concrètes.

Le contact avec la culture chrétienne de l’Occident peut jouer un rôle positif et servir d’exemple motivant, telles les œuvres tangibles des Sœurs de Saint-Vincent de Paul, de l’Abbé Pierre et de Mère Teresa. Alors, suivant ces exemples, les pratiques de la bienveillance (metta) et de la compassion (karuna), permettant une grande ouverture du cœur, trouveront naturellement un prolongement dans l’action

Dans le monde bouddhiste contemporain, il y a évidemment des exemples concrets. On peut mentionner le travail de Matthieu Ricard, la création au Tibet de dispensaires par des lamas, ou l’aide aux mourants que prodigue le Zen Center de San Francisco.

Mais s’il est actuellement un besoin plus fondamental encore auquel le bouddhisme puisse apporter une réponse salutaire, c’est celui du sens.

La science a dû se battre âprement pour se libérer de la tutelle de l’église. Le combat ne fut pas sans risques et certains scientifiques l’ont d’ail- leurs payé de leur vie. Contester ou interpréter trop librement la Bible, la source infaillible de la vérité, était dangereux. Finalement la science s’est imposée, mettant à jour les superstitions et les croyances naïves que soutenait l’Église. Cette mise au point fut déterminante et permit de diminuer l’intolérance et la violence.

Par sa critique avisée des croyances naïves et de la superstition instillées par les religions, la science a joué un rôle libérateur inestimable. Elle a toutefois manqué de nuance, et finalement elle a jeté le bébé avec l’eau du bain. En réduisant la religion à ses aspects négatifs, elle a trop fréquemment laissé de côté ce qui en fait la richesse.

S’il est indéniable que les religions monothéistes sont à l’origine de nombreux méfaits (notons que les autres ne sont pas totalement innocentes), on ne peut pas nier qu’elles sont aussi la source des actions les plus nobles du genre humain.

Dès le IXe siècle, l’islam a par exemple créé des bimaristans, lieux extrêmement bien conçus pour prendre soin des malades, comprenant des salles de consultation, de traitement, des pharmacies ainsi que des espaces pour la convalescence : on peut naturellement les reconnaître comme les premiers hôpitaux. Ils pourraient d’ailleurs être une source d’inspiration pour les établissements hospitaliers actuels, mais là n’est pas le sujet… Ainsi, de nombreuses communautés religieuses ont fondé des associations charitables pour apporter du réconfort aux plus démunis.

Il est également un domaine primordial où l’apport des religions est incomparable : celui de l’expérience intérieure. Ces expériences mènent soit à une union avec Dieu ou l’Absolu, soit – pour le bouddhisme – à une liberté inconditionnée. Selon le bouddhisme, il existe trois sources de connaissance : les perceptions, le raisonnement et l’expérience méditative, qui ne dépend ni s’engager de la perception ni de la raison, mais d’une sagesse intuitive dans laquelle les croyances ne jouent aucun rôle. Dès lors, il ne s’agit plus de connaître mais d’être cette réalité inconcevable. La critique envers la science ne concerne que la deuxième source car, comme le raisonnement n’a pas accès à la sagesse intuitive, il en ignore les possibilités. Dans sa prétention à vouloir s’exprimer sur tous les sujets, la science s’octroie l’autorité conférée naguère à la Bible. Ainsi, la religion doit maintenant s’autoriser de la science, et l’on est simplement passé d’un type d’obscurantisme à un autre.

Être prouvé scientifiquement devient l’argument incontournable, à tel point que la méditation veut s’en prévaloir pour prouver son efficacité. On oublie dès lors que la science n’est qu’un autre système de croyances, basé certes sur le calcul, la raison et l’observation, mais un système de croyances néanmoins, ce que de nombreux savants reconnaissent d’ailleurs aisément.

John Carew Eccles, neurophysiologiste et prix Nobel en 1963, n’affirmait-il pas : « Je maintiens que le mystère humain est incroyablement rabaissé par le réductionnisme scientifique qui promeut le matérialisme pour rendre compte de tout le monde spirituel en termes de modèles d’activité neuronale. Cette croyance devrait être classée comme superstition. »

Il ne s’agit bien entendu pas de faire un plaidoyer contre la science, domaine fascinant et prometteur, mais simplement d’en rappeler les limites.

Étant moralement muette, la science ne peut donner de sens à l’existence. Cette limitation est aussi sa force car, dans son domaine, elle peut s’exprimer avec beaucoup de rigueur. Elle permet des avancées extraordinaires dans le domaine de la médecine notamment, mais elle crée aussi des armes de destruction de plus en plus sophistiquées. La vision purement matérialiste de nombreux scientifiques réduit l’homme à une machine complexe dont le transhumanisme veut sans répit améliorer les performances.

Courir sans cesse vers de plus grandes performances, n’est-ce pas une manière de cacher ce manque de sens ? La méditation de la pleine conscience enrichit certainement les diverses pratiques thérapeutiques mais elle ne répond pas à ce manque, ce n’est d’ailleurs pas son objectif, et c’est ce qui lui permet de pouvoir répondre à des demandes très diverses.

Les personnes qui ne peuvent croire en Dieu ont-elles d’autre choix qu’une vision purement rationnelle et matérialiste de l’existence ?

La science, ou plus spécifiquement la technologie, ne propose rien, elle n’a d’autre fin que son propre progrès et ne sait pas où elle va.

Ces quelques remarques nous permettent de comprendre pourquoi il vaut mieux se garder de considérer le bouddhisme comme une science. Le Bouddha a montré l’impuissance de la connaissance scientifique quand il s’agit de résoudre les problèmes existentiels.
Dans un soûtra, le moine Malunkyaputta s’interroge dans sa méditation : il se demande si l’univers est limité ou illimité, s’il est éphémère ou éternel, si le Bouddha continue d’exister après sa mort. Quand le moine sollicite un éclaircissement à ce sujet, le Bouddha le rabroue, il lui dit que ces questions sont inutiles et que seules importent la souffrance et la fin de la souffrance. Le Bouddha ajoute que ces questions ne servent à rien et qu’il mourra avant d’avoir trouvé des réponses.

La pensée bouddhiste se passe complètement de l’existence de Dieu, sans tomber pour autant dans un matérialisme déshumanisant. Elle présente de ce fait une alternative intéressante pour sortir de l’impasse entre une croyance en Dieu, problématique pour certains, et un scientisme borné. À cet égard, le bouddhisme devrait être en mesure de porter un regard critique sur ses croyances et ses incohérences. Il serait nécessaire qu’il trouve un langage moderne qui lui permette d’être entendu hors du cercle restreint de ses adeptes, et qu’il accepte d’être interpellé par la pensée occidentale, par la philosophie, la psychanalyse et la sociologie entre autres.

Il est difficile de porter un regard critique sur soi, et l’aide des autres, de l’extérieur pour ainsi dire, peut s’avérer très précieuse. À ce titre, la psychanalyse me semble proposer des investigations enrichissantes, permettant entre autres de mettre en lumière les zones d’ombre dans les rapports entre maître et disciple. Mais le bouddhisme s’enferme parfois dans un traditionalisme figé, oubliant les appels à la maturité et à la responsabilité que lancent déjà les soûtras les plus anciens.

En Occident, certaines religions monothéistes ont effectué une critique remarquable de leurs sources, n’hésitant pas à reconnaître des incohérences et à mettre en doute la justesse de certains passages parmi les plus respectés de leurs saintes Écritures.

Pareillement, le bouddhisme pourrait approfondir son engagement en s’ouvrant au dialogue avec les penseurs contemporains, bien que ceci impliquerait une prise de risque certaine, faute de quoi la démarche se réduirait à une alternance de monologues. C’est d’ailleurs ce à quoi l’on assiste parfois dans des rencontres entre moines et neuroscientifiques !

Le bouddhisme pourrait dialoguer de manière enrichissante avec la mystique occidentale, pensons à Maître Eckhart et aux béguines, avec la psychanalyse avec laquelle il a de nombreuses affinités — tous deux voient dans la prise de conscience une condition de la liberté — ainsi qu’avec la philosophie, l’existentialisme ou la phénoménologie par exemple.

Le bouddhisme aurait aussi beaucoup à apprendre de la danse et de l’art théâtral en ce qui concerne la présence dans le mouvement.

Mais, il pourrait, quant à lui, offrir à la psychanalyse une analyse du moi sans concession, et à la philosophie occidentale des possibilités inusitées permettant, peut-être, de les faire sortir de certaines impasses dans lesquelles elles se trouvent. Alors le bouddhisme en viendrait à jouer un rôle notoire dans la vie intellectuelle de l’Occident, il apporterait une contribution prépondérante face aux défis moraux et spirituels que celui-ci rencontre à l’heure actuelle ; et, au désir de performance et de d’accumulation, il permettrait de substituer celui de liberté.

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